III
LE lendemain matin en arrivant à son réduit, Joe trouva une seconde lettre express qui l’attendait.
PARTEZ POUR LA PLANÈTE DU LABOUREUR, MONSIEUR FERNWRIGHT, OÙ VOUS ÊTES INDISPENSABLE. VOTRE VIE Y PRENDRA SENS ; VOUS Y CRÉEREZ LES CONDITIONS D’UN EFFORT PERMANENT, D’UN DÉPASSEMENT QUI NOUS SURVIVRA À L’UN COMME À L’AUTRE.
La planète du Laboureur, réfléchit Joe. Un écho sourd battait en lui. Machinalement, il fit le numéro de l’encyclopédie et commença :
« Est-ce que la planète du Laboureur… » Mais la voix artificielle l’interrompit.
« Encore douze heures à attendre. Au revoir. »
« Un minuscule renseignement. » La colère montait en lui. « Je veux juste savoir si Sirius V est la planète du Laboureur… » Click. Le répondeur mécanique avait raccroché. Il jura intérieurement : Salauds ! Sales robots, sales cerveaux électroniques. Tous des saligauds.
À qui puis-je m’adresser ? Qui saurait ex abrupto si Sirius V est bien la planète du Laboureur ? Kate. Kate saurait cela.
Les doutes arrivèrent pendant que Joe commençait à appeler le bureau de son ex-femme. Si je dois émigrer, pensa-t-il, je préfère qu’elle l’ignore. Elle se débrouillerait pour me retrouver et réclamerait la pension alimentaire.
Il reprit une fois de plus le message anonyme et l’étudia. Alors, comme un liquide qui suinte doucement, une donnée perceptive pénétra peu à peu dans son esprit, pour éclore bientôt à sa conscience. Il y avait des mots supplémentaires sur le papier, écrits d’une encre à moitié invisible. Une écriture runique ? Joe ressentait une excitation bestiale, malsaine, comme s’il avait découvert une piste soigneusement dissimulée.
Il appela Smith et lui dit : « Si vous aviez reçu une lettre dont les runes ne sont presque pas visibles, comment feriez-vous – personnellement – pour les faire apparaître ? »
« Je la maintiendrais au-dessus d’une source de chaleur », répondit Smith.
« Pourquoi ? » s’étonna Joe.
« Parce qu’elles sont probablement tracées avec du lait. Et le lait noircit à la chaleur. »
« Des caractères runiques en lait ? » lança Joe, énervé.
« Les statistiques montrent… »
« Je ne peux pas imaginer ça. Pas du tout. Du lait pour écrire des runes. » Il secoua la tête. « C’est absurde. Quelles statistiques peut-il y avoir sur une écriture runique ? » Il sortit un briquet et le tint allumé sous la feuille de papier. Brusquement les lettres apparurent :
NOUS RELÈVERONS HELDSCALLA[2]
« Qu’est-ce que ça donne ? » demanda Smith.
« Écoutez, Smith ; vous ne vous êtes pas servi de l’encyclopédie ces dernières vingt-quatre heures, n’est-ce pas ? »
« Non. »
Joe continua : « Appelez-la ; demandez-lui si la planète du Laboureur est un autre nom de Sirius V. Demandez aussi en quoi consiste Heldscalla. » Ça, je pourrais toujours le savoir par le dictionnaire, corrigea-t-il silencieusement. Puis reprit : « Quelle pagaille ! Ce n’est pas une manière de mener des affaires. » En lui la peur se mêlait à la nausée. Cela commençait mal. Cela n’avait rien d’efficace, ni même d’amusant et le mystère était complet. Il allait être obligé de tout dire à la Police. Sombre, Joe pensa : ils vont me retomber sur le dos ; ils ont certainement ouvert un dossier à mon nom… et puis merde, c’est quelque chose qu’ils ont dû faire dès ma naissance… mais maintenant le dossier contient de nouveaux éléments. Et ça c’est très mauvais ; tout citoyen le sait bien.
Heldscalla. Quelle masse sonore étrange et imposante. Ce nom lui plaisait ; il semblait absolument l’opposé des conditions de sa vie quotidienne et de ses constituants : les réduits, le téléphone, la marche difficile au milieu de la foule infinie pour aller à un travail inexistant. Le temps perdu à vivoter sur une pension d’ancien combattant, à remplir le vide par le Jeu. Ma véritable place est là-bas, pas ici.
« Rappelez-moi dès que vous aurez des renseignements, Smith », dit-il à son collègue avant de raccrocher. Après une pause, il composa le numéro du dictionnaire. « Que veux dire Heldscalla ? »
La voix artificielle du dictionnaire répondit : « Heldscalla est l’antique cathédrale des Êtres-Brouillards qui dominaient Sirius V. Elle s’est enfoncée sous la mer il y a des siècles et personne n’a réussi à la ramener sur la terre ferme, entière et préservée, pleine de ses reliques saintes et vénérables. »
« Êtes-vous relié à l’encyclopédie en ce moment ? » demanda Joe. « C’est une définition très complète. »
« Oui, monsieur ou madame ; je suis branché aux circuits de l’encyclopédie. »
« Alors, pouvez-vous me donner plus de détails ? »
« Rien de plus. »
« Merci », termina Joe Fernwright d’une voix rauque avant de raccrocher.
Il comprenait le processus. Glimmung – ou plutôt le Glimmung, s’il avait bien compris, la race consistait en un seul personnage – essayait de renflouer l’ancienne cathédrale, Heldscalla, et pour atteindre son but, avait besoin d’une vaste palette de talents. Comme le sien par exemple ; comme sa capacité de guérir les céramiques brisées. De toute évidence, Heldscalla contenait une multitude de poteries – assez pour pousser le Glimmung à le contacter… et à lui offrir une somme conséquente en paiement de son travail.
À cet instant, il a probablement déjà recruté deux cents talents, venus de deux cents planètes. Je ne suis pas le seul à recevoir des lettres bizarres et autres manifestations de l’inconnu, comprit Joe. L’image d’un gigantesque canon occupait son esprit, il le voyait tonner, et en sortaient des milliers de lettres express adressées à des individus de civilisations variées dans toute la galaxie.
Mon Dieu, la police l’a repéré ; ils ont débarqué dans ma chambre quelques minutes seulement après que j’ai consulté la banque. Les deux de la nuit dernière savaient déjà le sens du message étrange dans l’eau de mes cabinets. Ils auraient pu m’expliquer. Mais bien sûr, ç’aurait été un comportement trop naturel, trop humain.
La sonnerie du téléphone retentit et Joe décrocha.
« J’ai pris contact avec l’encyclopédie », dit Smith pendant que son visage se stabilisait sur l’écran. « La planète du Laboureur est le nom spatiargotique de Sirius V. Tant que j’y étais, j’en ai profité pour poser des questions supplémentaires. Vous apprécierez peut-être le geste. »
« Bien sûr », fit Joe.
« Une immense créature vit là-bas, apparemment infirme. »
« Vous voulez dire qu’elle est malade », demanda Joe.
« Eh bien, vous savez… L’âge, des choses comme ça. Elle est comme endormie depuis bien longtemps. »
« Est-elle dangereuse ? »
« Comment serait-ce possible alors qu’elle dort et qu’elle est infirme ? Comprenez-moi, cette créature est sénile, oui, c’est ça, sénile. »
Joe demanda : « A-t-elle jamais parlé ? »
« Pas vraiment. »
« Même pendant la journée ? »
« Il y a dix ans, elle s’est réveillée un moment et a demandé qu’on lui fournisse un satellite orbital météorologique. »
« Avec quoi a-t-elle payé ? »
« Avec rien. Elle est indigente. Nous lui avons rendu ce service gratuitement et nous y avons même ajouté un satellite qui lui diffuse les actualités. »
Sénile et fauchée. Joe se sentait déprimé. « Eh bien », dit-il, « je suppose que je ne sortirai pas un sou de l’affaire. »
« Pourquoi ? Vous lui faisiez un procès ? »
« Au revoir, Smith. »
« Attendez ! » lança Smith. « Nous avons trouvé un nouveau jeu. Vous voulez y participer ? Ça consiste à fouiller rapidement les archives des journaux pour y trouver les titres les plus drôles. De vrais titres, vous comprenez ? Pas des inventions. Et j’en ai un bon ; il date de 1962. Je vous le dis ? »
« D’accord », dit Joe, toujours aussi mélancolique. Envahi de tristesse, inerte comme une éponge, il ne répondait plus que comme une mécanique. « Allez-y pour votre titre. »
« ELMO PLASKETT TOMBE LES GÉANTS », lut Smith sur son bout de papier.
« Qu’est-ce que c’est encore que cet Elmo Plaskett ? »
« Il n’était même pas inscrit en première catégorie et… »
« Je dois m’en aller maintenant », fit Joe en se levant. « Je dois quitter mon bureau. » Il raccrocha. Il ne pensait plus qu’à rentrer chez lui et à y récupérer son argent.